Reply to AWL on Europe, by Vincent Présumey

Submitted by AWL on 8 July, 2005 - 7:40

Réponse à Martin Thomas (et ça et là à Yves Coleman) : voir la réalité en face !

Il faut savoir gagner une grève !

Un argument revient souvent sous la plume de Martin : quand la bourgeoisie nous demande de choisir entre ceci et cela, de dire soit Oui soit Non, il vaut mieux ne dire ni l'un ni l'autre. Il arrive en effet que les choses se présentent ainsi mais, dans sa généralité, cet argument est étrange. Si dans une entreprise le patron propose un plan de licenciements, les travailleurs ne vont pas se lancer dans des cogitations sur le thème "On veut nous contraindre à choisir entre soit la poursuite inchangée de l'exploitation capitaliste dans des conditions où la boite ne fera pas face à la concurrence, soit l'acceptation des licenciements pour que le progrés, inévitable en régime concurrentiel, que veut le patron, puisse se faire. Abstenons-nous ! " Les travailleurs vont évidemment dire Non et se mobiliser contre le plan du patron.

Dans une trés large mesure, c'est exactement cela qui vient de se passer en France.

Jamais les arguments de Martin, et de même ceux des camarades français sur lesquels il s'appuie, n'envisagent le mouvement réel de la classe ouvrière. Nos camarades disent des tas de choses sur les appareils et les fractions, le PCF, la LCR, LO, le PT, ATTAC, les ailes gauches du PS, les positions de telle ou telle fraction, etc. ... (des choses sur lesquelles ça et là nous pouvons d'ailleurs être d'accords), mais jamais le mouvement réel n'est simplement envisagé comme ayant une existence possible.

Il faut sortir du vase clos et respirer le grand air. Les révolutionnaires ne doivent pas systématiquement se déterminer par rapport aux positions de tels ou tels. Ils ne cherchent d'ailleurs pas à convaincre sur la base de leurs bonnes idées telle ou telle couche radicalisée ou telle ou telle frange militante, ou plus exactement, pour les convaincre, ils doivent d'abord et avant tout essayer d'exprimer le mouvement réel dans son ensemble, par delà les différences idéologiques, nationales, matérielles ... qui le traversent. La divergence première est là, c'est une divergence de méthode. "Les communistes doivent toujours exprimer les intérêts du mouvement dans sa totalité" (Marx). Quand le patron propose un plan de licenciements, le type qui vient expliquer aux ouvriers qu'on veut les coincer en leur disant de dire soit Oui soit Non risque fort de se faire sérieusement engueuler, et il l'aura bien cherché.

Les références britannique et australienne.

Martin se réfère à d'autres référendums ayant compté dans l'expérience politique de son courant. Celui de 1975 en Grande-Bretagne, dont il dit que le vote Non avait bel et bien été porté à l'époque par des forces de gauche, des forces du mouvement ouvrier. Mais il en tire un bilan négatif : "Mais le retrait de la Grande-Bretagne de l'Union Européenne nous aurait-il rapproché d'une Europe socialiste ? Non".

Voila une façon trés abstraite de poser la question. Car dans les années qui ont suivi, c'est la défaite de la classe ouvrière britannique devant Thatcher qui l'a réglée. Et dans ce qui a permis à Thatcher de vaincre, la désorientation politique induite par les directions ouvrières, et, avant 1979, par les gouvernements travaillistes, a joué un rôle essentiel. Et dans cette désorientation le soutien du gouvernement du Labour à "l'Europe" en 1975 a été une composante. A ce compte là, il est facile de démontrer que toute campagne pour un vote Non menée par la gauche, qui n'est pas suivie de la victoire du socialisme, ne nous a certes pas rapprochés d'une Europe socialiste ! Mais on pourrait de la même façon expliquer qu'il ne vallait pas le coup de faire grève vu que même si on gagne on ne se rapproche pas forcément du socialisme !

Martin évoque aussi le référendum australien de 1999 sur la République. C'est là un autre cas de figure, beaucoup plus proche de son hypothèse dans laquelle il faut répondre soit Oui soit Non à une mauvaise question, puisque le choix était de maintenir le lien réactionnaire à la couronne britannique ou d'instituer une "République" de type présidentiel (dans l'histoire des institutions bourgeoises, la présidence de la République est un succédanné de la monarchie ! ). L'intervention de la Couronne en 1975 ayant mis fin à un gouvernement travailliste, il est probable qu'un référendum à cette date aurait vu un puissant mouvement populaire contre le lien monarchique à la Grande-Bretagne. Par la suite, la vague néo-libérale a marqué des points et le Labour australien fait son soi-disant aggiornamento. Dans ces conditions la bourgeoisie ne craignait sans doute pas grand-chose avec le référendum de 1999, qui n'est donc pas comparable au référendum français.

On peut avoir quelques doutes sur le bien fondé du vote Oui, dans ces conditions, de la part des camarades de Workers Liberty. Cependant je m'abstiendrai de juger, ne connaissant pas assez bien la situation australienne.

Non, pas ça !

Mais lorsque Martin explique que la droite monarchiste a fait profil bas en Australie parce qu'elle savait que son "travail" serait fait par la gauche, et estime qu'il en est allé de même de la part de la droite et de l'extrême-droite "anti-européenne" en France pendant la campagne de 2005, il commet une grave erreur.

Une erreur factuelle : Le Pen, De Villiers et Pasqua, loin de faire "profil bas" en France en 2005, ont été exhibés partout. Dans la campagne officielle et dans les médias, ils avaient une place bien plus grande que le Non de gauche. Ils servaient en fait à calomnier celui-ci et à faire voter Oui. Les résultats montrent que là où un électorat ouvrier avait voté Le Pen à certaines occasions depuis 20 ans, comme dans le Midi, cet électorat a voté Non sans que l'on puisse dire si c'est en suivant l'extrême droite ou -ce qui nous semble plus probable pour avoir été sur le terrain- en se soudant au mouvement général de la classe ouvrière. Mais là où l'extrême droite avait beaucoup de voix plus petites-bourgeoises ou bourgeoises, celles-ci ont largement voté Oui, ainsi en Alsace, ou en Vendée, dans le propre bastion de M. De Villiers où le Oui est en tête. Dans le département de l'Allier la seule ville où le Oui est en tête est aussi la seule où il y a une tradition d'extrême-droite et un vote d'extrême-droite puissants : Vichy -et cela se vérifie précisément dans les résultats des différents bureaux de vote.

Bref, pour quiconque a vécu en France pendant ce printemps 2005 et a pensé à regarder autour de lui, il ne fait aucun doute que la dynamique du Non est venue de gauche et a été renforcée à chaque grève importante : le revirement définitif vers la victoire du Non, malgré les appareils syndicaux, s'est produit lors de la "grève de la Pentecôte", le 16 mai.

La propagande bourgeoise en France et en Europe a cherché à faire croire que les Français sont une bande de xénophobes. Croire à cette propagande serait une erreur similaire au fait d'avoir pris les Allemands, en 1989, pour une bande nationaliste, les Iraniens en 1979 pour une bande d'islamistes, les Polonais en 1980 pour une bande de catholiques ...

Cette erreur conduit donc à une faute. Car l'argument "Le Pen n'a pas besoin de se donner du mal. Vous faites son travail ! ", nous l'avons entendu pendant cette campagne. Il fut employé, manipulé, par les chefs du PS et de la CFDT, par Hollande, Dray, Strauss-Kahn et Chérèque. Ils s'inscrivaient de fait dans une certaine tradition, car c'est bien les militants de base, par dessus les dirigeants partisans du Non, qu'ils visaient. Cette tradition, c'est celle des staliniens et des Fronts populaires qui accusaient ceux qui ne soutenaient pas "la République" de faire le jeu du fascisme ! Dans la rhétorique des Hollande et autres, "l'Europe" avait en l'occurence remplacé "la République". Et nous faisions le jeu du fascisme ! En gagnant, en gagnant par la gauche, en marginalisant effectivement le FN dans la campagne réelle, celle qui a eu lieu à la base, nous faisions son travail à sa place ! En battant le plan patronal, nous faisions le jeu de l'extrême-droite ! Allons donc ! Les énormités où le raisonnement purement logique de Martin peut conduire doivent inciter à la réflexion : n' y aurait-il pas un petit quelque chose qu'il n'a pas vu, à savoir où était le patronat et où était la classe ouvrière dans cette affaire ?

L'appareil stalinien n'y est pas pour grand chose ...

Se demandant si le "Non de gauche" est vraiment de gauche, Martin passe trés rapidement en revue les positions du PCF et de Laurent Fabius pour répondre que non, balayant au passage -en l'occurence à juste titre- un argument attribué à LO que nous ne ferons certainement pas notre, selon lequel en 2005 le PCF était devenu plus internationaliste qu'en 1992 lors du référendum sur Maastricht. Mais une fois encore cette manière de procéder ignore totalement l'essentiel : le mouvement propre de la classe ouvrière (et sa traduction dans les organisations, notamment dans le PS et dans la CGT), qui ne s'est absolument pas développé et déterminé, ni sur la base des positions du PCF ni sur la base de celles de Laurent Fabius.

L'appareil du PCF et celui de la CGT ont observé un profond silence à l'automne 2004 lors du référendum interne au PS : il fallait aider Hollande à avoir un vote Oui dans le PS. Ceci fait, l'intention de l'appareil du PCF était de faire une campagne dans la même configuration que lors de Maastricht : le Oui devait l'emporter, la campagne du "Non de gauche" devait avoir le PCF pour colonne vertébrale, pilier central, ce qui permettrait ensuite de négocier et de collaborer tranquillement avec la direction du PS. Mais fin janvier début février, les grèves dans les boîtes (Carrefour, délocalisations ...) se sont multipliées, ainsi que le mouvement lycéen, les cadres intermédiaires de la CGT se sont affrontés directement à la direction conférédale sur le référendum, et le Non socialiste, en tant que tel, à partir du vote contre au Parlement de Marc Dolez puis de l'engagement d'Henri Emmanuelli, est apparu (la campagne de JL Mélanchon n'était pas en tant que telle une campagne du Non socialiste).

Tout cela ne faisait pas partie du scénario bien tranquille initial. La classe ouvrière s'est invitée dans la campagne, comme force indépendante, directement par les grèves, et à travers ce qui s'est passé dans la CGT et dans le PS. Ensuite, le PCF (avec l'aide active de la LCR, d'ATTAC et d'une partie des courants de gauche du PS, à savoir l'aile de JL Mélanchon) a "surfé" sur la vague, mais sur une vague qu'il n'avait ni souhaitée ni déclenchée, et qu'il ne contrôlait pas (bien sûr bien des militants communistes de base étaient, eux, trés contents).

Précisions sur les fantasmes français.

Dans le cours de la lutte des classes en France, ce référendum a été un moment important, défaite de Chirac, de la bourgeoisie, de la direction du PS et de tous les appareils. On ne peut en saisir la portée qu'en la reliant à la question du pouvoir et de la forme de l'Etat en France.

Il faut ici faire deux précisions.

Première précision. Yves Coleman explique par ailleurs que le caractère trés politique du mouvement ouvrier français tant loué par Marx est devenu un mythe. Outre que ce tempérament politique jacobin avait aussi des inconvénients aux yeux de Marx, il n'est pas logique d'expliquer que la décadence de l'impérialisme français, devenu un impérialisme de seconde zone (ce qui ne l'empéche évidemment pas de commettre des crimes terribles, comme au Ruanda), aurait pour conséquence que les enjeux politiques sur la forme de l'Etat français, parlementarisme ou bonapartisme par exemple, seraient devenus des enjeux mythiques et secondaires. Au contraire : aprés une relative stabilité sous la III° République, la crise de l'Etat est revenue de plein fouet en France dans les années 1930. Le régime actuel est issu d'un coup d'Etat militaire. Il a été confronté à une grève générale (1968) et plus récemment à deux poussées vers la grève générale (1995, 2003). Il n'a pas subi l'équivalent de la défaite thatchérienne : ce n'est pas du chauvinisme que de le constater !

Voir l'expression du chauvinisme franchouillard dans la conscience politique marxiste de ces réalités relève de la méthode Coué de celui qui ne veut pas admettre ce qu'il a sous le nez. Au demeurant, la position d'Yves de fureur systématique contre les "idées françaises", "exception française", laïcité "à la française",etc., est tout aussi fétichiste que ce qu'elle entend combattre, elle fait des fétiches du "lambertisme", de "Chevènement" et autres créatures fantasmatiques. Ce ne sont pas des fétiches "français", mais des revendications ouvrières, qui ont été le ciment de la victoire du Non le 29 mai. La position d'Yves est au fond exemplaire d'une absence de détachement réel par rapport aux mythes de l'impérialisme français. Elle rappelle celle de ces syndicalistes et socialistes révolutionnaires d'avant 1914 qui, en criant bien fort qu'ils "plantaient le drapeau français dans le fumier", s'estimaient quittes. Ils n'étaient en fait en rien détachés de la "question française" !

Deuxième précision. Dire que la question du pouvoir est posée en France, ce n'est pas faire de la France le guide nécessaire des nations européennes ! C'est une constatation. Pour s'en tenir aux évolutions les plus récentes -car le mouvement actuel intègre des expériences bien plus anciennes- des couches profondes de la classe ouvrière ( et pas seulement, ni principalement, ce que l'on nomme des "couches militantes radicalisées"), parmi les enseignants, parmi les travailleurs du textile, de la métallurgie, du bâtiment ... se sont opposées de plus en plus frontalement au gouvernement Chirac- Jospin (dont le PCF était un pilier). Cela a abouti au 21 avril 2002 : une partie de la classe a voté pour des candidats trotskystes (10,5% des voix). Mais l'union sacrée autour de Chirac, au prétexte de Le Pen, a failli faire régresser ce mouvement, et a effectivement permis au gouvernement Chirac-Raffarin de porter des coups sans précédents. Il s'est cependant heurté à une tentative, venue d'en bas, de réaliser la grève générale en 2003. Ce sont dans l'ensemble les mêmes couches profondes du salariat qui ont "fait" le 21 avril 2002, les grèves de 2003, qui ont voté PS sans remontée de leurs illusions en 2004, et qui se sont mises en branle pour la victoire du Non en 2005. Par elles la question du pouvoir est posée, non sous l'angle général d'un programme anticapitaliste, mais sous l'angle immédiat de la démocratie et de l'urgence sociale dans le pays.

Cette maturité de la situation française ne signifie surtout pas que la révolution socialiste va y triompher d'ici peu et que les nations extérieures devront s'y rallier. Le mouvement en question lui-même se développe lentement en France car il est pénétré du sentiment de la difficulté, car il n'a pas de représentation politique adéquate et aussi, à présent, parce qu'il a une certaine conscience de sa responsabilité d'avoir provoqué en Europe un mouvement contre la "constitution" libérale. Dire ce qui est : qu'il y a aujourd'hui en France une radicalisation profonde, puissante, qui ne se confond pas avec les "couches militantes radicalisées" au sens habituel de l'extrême gauche, qui est un phénomène de masse (lequel oblige même la plupart des politiciens bourgeois à des postures "anti-libérales"), que la question du pouvoir est posée, n'a rien à voir avec une crise de chauvinisme révolutionnaire dans le genre Healy 1970. Gardons nous de cela, évidemment. Mais regardons la réalité en face.

Cette situation française a une portée européenne et c'est pour cela que les dirigeants de l'UE ont suspendu le "processus de ratification" car même les Polonais, dont on a voulu faire croire qu'une campagne chauvine les avait visés en France (rappelons qu'en fait c'est M.Barroso qui a fait une provocation en déclarant qu'en France on ne trouvait que des plombiers polonais !), même les Polonais, donc, allaient voter Non. Mesure-t'on l'importance de ce symptôme politique : enfin, 15 ans aprés la chute du Mur de Berlin, les expressions politiques du mouvement de la classe ouvrière dans les anciennes parties Est et Ouest de l'Europe commencent à converger !

Le débat sur la constituante, en France et en Europe.

D'où les débats dans nos groupements et, depuis la victoire du Non, à une échelle sensiblement plus large, sur la revendication d'assemblée constituante au niveau français et au niveau européen.

Au niveau français, ce thème vient assez naturellement dés lors qu'on réfléchit aux mots-d'ordre contre Chirac.

Chasser Chirac par la lutte des classes ce n'est pas la même chose que de respecter le cadre des institutions de la V° République. Nous avons écrit dans la lettre de Liaisons que des élections présidentielles "normales" pourraient paradoxalement faire gagner Sarkozy (encore que ceci est moins sûr maintenant qu'il est de retour au gouvernement). Martin semble avoir vu là l'aveu que le 29 mai n'avait pas été une si grande victoire. Bien entendu le 29 mai n'a pas réglé les problèmes politiques. Le camp ouvrier dans ce pays ne serait pas motivé pour voter pour un Strauss-Kahn ou même pour un Fabius face à un Sarkozy, au jour d'aujourd'hui. C'est cette contradiction politique que nous avons exprimée, pour en tirer la seule conclusion qui vaille : non pas qu'il aurait fallu s'abstenir le 29 mai, mais qu'il faut accélérer le débat et le regroupement pour une alternative politique à gauche.

(signalons d'ailleurs, sur cette question des présidentielles, la portée du rappel récent par le PCF qu'il aurait son candidat en 2007 ou avant, quoi qu'il arrive : car une candidature Bové, ou une candidature du Non socialiste, sans cette présence du PCF au premier tour, pourrait aller au second tour et l'emporterait face à un Sarkozy !)

D'autre part la dissolution de l'assemblée, seule, pose le problème que celui qui dissout, c'est Chirac. La question est donc de chasser les deux. Et de rompre avec les institutions actuelles : donc, que l'assemblée soit souveraine et élue à la proportionnelle. Ce qui s'appelle une constituante. "En 1789, ce truc était bourgeois", nous rappelle Yves. Et alors ? La démocratie est un contenu, un contenu social, un contenu de classe, pas une forme fétichisée qui, par essence, serait "ouvrière" (les conseils ?) ou "bourgeoise" (c'est Rosa Luxembourg qui dénonçait le fétichisme, inventé par les bolcheviks pas plus tôt qu'en 1918, contre les "corps représentatifs issus d'élections populaires générales", et sur ce point elle avait raison).

Donc, en France, nous disons : Dehors Chirac, son gouvernement et son assemblée, et nous ouvrons le débat sur la constituante.

Mais au niveau européen Martin est frappé du fait que la lettre de Liaisons ne reprend pas ce mot-d'ordre. Rassurons nos camarades sur un point, à supposer que ce soit nécessaire (mais si ça va sans dire ça ira encore mieux en le disant) : ce n'est ni par chauvinisme, et pas non plus par attachement à "l'Etat-nation" (position qu'a exprimée dans la réunion que nous avons organisée le 19 juin le représentant du groupe Pour Une Démarche Socialiste), car nous distinguons, justement, Etat et nation. Les nations font elles aussi partie de la réalité et ne correspondent pas forcément aux Etats. Réfléchissons à l'hypothèse théorique de l'élection d'une assemblée constituante européenne. Si elle adopte une constitution dont les Français, ou les Ecossais, ne veulent pas dans leur majorité, serait-il démocratique de la leur imposer ? Non. Voila qui montre le lien entre constituante et réalité nationale et le caractère antidémocratique d'une constituante au dessus des nations. De la même manière, n'aurait pas été démocratique une constituante "soviétique" avec les Russes parlant en fait pour les Ukrainiens, ou une constituante franco-algérienne prétendant donner souverainement son avis sur l'indépendance de l'Algérie en 1962, etc. !

Ce qui ne veut absolument pas dire qu'il ne saurait y avoir de mouvement internationaliste au niveau européen. Au contraire, répétons-le, les Non français et néerlandais ont un effet de contagion qui nous semble porteur d'un tel mouvement. Et la souveraineté des nations, par la réalisation, contre la bourgeoisie, de la démocratie totale dans chaque nation, va de pair avec la libre union des nations et avec l'abolition réelle des frontières (ce qu'est loin d'offrir l'UE, les sans-papiers et les victimes de Schengen en savent quelque chose). Librement ces nations pourraient décider de fusionner, et l'assemblée souveraine qui pourrait élaborer leur commune constitution, ou leur pacte fédéral, serait assez naturellement formée par ... l'addition des constituantes de chacune.

Au demeurant, force est de constater qu'en France, le thème de la "constituante européenne" est parfois manié par des courants politiques dont l'arrière-pensée est de ne pas mettre en cause le régime et le pouvoir en France et de faire diversion.

Tout cela a un caractère un peu théorique, voire fictif, j'en conviens. Je me suis lancé ici dans ces discussions pour montrer quel est notre réel état d'esprit. On peut ensuite être en désaccord et avoir bien des nuances, mais qu'une chose soit claire : il n'y a pas dans ces positions d'influence de la part des idées d'un supposé "camp" bourgeois anti-UE et protectionniste. Ces discussions sur la constituante française, sur l'union libre des peuples d'Europe, ne sont pas pour nous un préalable à l'action commune pour chasser Chirac : elles en découlent.

A propos de l'implantation de notre puissant appareil dans les hameaux et dans les montagnes.

Martin Thomas nous dit que "pour que les révolutionnaires puissent faire marcher une telle opération" (à savoir l'élection par en bas d'une constituante) il faudrait qu'ils aient "un appareil organisationnel solidement implanté" partout.

En toute franchise, cet argument a d'abord suscité parmi nous un gros éclat de rire. Martin nous croit-il assez naïfs ou assez fous, fous que nous serions de nous figurer au bord de prendre le pouvoir avec notre petit groupe, pour imaginer des choses pareilles ?

Mais plus profondément, Martin ici manifeste une absence totale de compréhension du mouvement réel et de ce qu'est ... la révolution, qui nous étonne à notre tour : selon lui, qui est-ce qui fait la révolution ?

Contrairement à la phrase directiviste et substitutiste du Che (le premier devoir d'un révolutionnaire est de faire la révolution ! ), ce ne sont pas les révolutionnaires qui font les révolutions. Mais la suite est inquiétante :

"Les révolutionnaires n'ont pas une telle force. S'ils en avaient même une fraction importante, ils devraient saisir l'occasion de préparer des actions directement révolutionnaires plutôt que de perdre du temps à organiser des bureaux de vote."

Nous confessons ici être de parfaits droitiers devant de telles déclarations qui fleurent bon "le pouvoir qui est au bout du fusil" !

La souveraineté réelle de la majorité, voila ce que nous entendons par démocratie, et par Etat ouvrier, et par dictature du prolétariat. Organiser des bureaux de vote pour des élections souveraines, contre le pouvoir de la propriété et de l'appareil exécutif de l'Etat, quoi de plus révolutionnaire ?

Mais qui va organiser cela, nous demande Martin ! Vous n'avez pas l'appareil ! "Mon royaume, mon royaume pour une Tchéka", comme disait l'autre !

Les masses elles-mêmes ont quelques capacités d'organisation, sinon tous les discours des "révolutionnaires" n'auraient guère de sens. Des réseaux de délégués, de syndicalistes, d'instituteurs, des associations de parents d'élèves, des amicales laïques, des secrétaires de mairies, et même des conseils municipaux sont tout à fait susceptibles d'être portés par un mouvement d'ensemble et d'organiser des élections par eux-mêmes. Evidemment, ici, c'est Yves Coleman qui va nous gronder : voila la "démocratie communale" du PT qui pointe !

Mais il se trouve qu'elle n'est pas un mythe. Et que les gouvernements bourgeois de droite et de gauche, en France, veulent effectivement grouper les communes et supprimer tous les éléments d'auto-gouvernement local. Ils appellent même ça -exemple d'inversion idéologique dans le vocabulaire- la "décentralisation". Cette centralisation ressemble assez à une partie de l'oeuvre de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, nous semble-t'il.

Sur une modeste campagne effectivement menée par notre modeste appareil.

Martin Thomas écrit encore :

"Personne ne propose non plus de faire campagne pour contraindre les conseils régionaux et les grandes villes dirigés par la gauche de refuser de collaborer avec le gouvernement central et d'essayer de l'empêcher de fonctionner."

Précisément si, et là nous sommes un peu étonnés, car sur ce thème, notamment sur deux questions concrétes -le transfert des agents d'entretien et de cuisine des lycées et collèges aux départements et aux régions, et le RMA (Revenu Minimum d'Activité)- la lettre de Liaisons, ainsi que le groupe Le Militant sur le RMA, "font campagne" avec leurs modestes moyens, ceci en cohérence avec l'ensemble de nos positions puisque là, Martin a raison : il serait illogique de ne pas le faire. Dans le PS la question des transferts de personnels est d'ailleurs un facteur de crise sur lequel nos positions ont été répercutées dans les réunions des ailes gauche, et cette question a été abordée par Marc Dolez et, plus occasionellement, par Henri Emmanuelli. Certains conseils généraux ou régionaux ont été mis en difficulté et cette bataille est loin d'être terminée. La lettre de Liaisons a rendu compte de tout cela et continuera.

* * * *

Les questions de fond : la méthode.

Jusqu'à présent dans cet article, j'ai répondu d'une manière quelque peu "défensive" aux critiques adressées à notre position dans les textes de Martin. Mais il faut maintenant prendre du recul et remonter à la source probable de ces divergences. A vrai dire, j'en ai largement abordé une dans les lignes qui précèdent : une attitude faussement avant-gardiste, commune à la majeure partie de l'extrême-gauche, dans laquelle l'expression superficielle des idées est parfois confondue avec le mouvement réel ou masque celui-ci (et je pense que les positions hypercritiques, et à ce titre souvent stimulantes, d'Yves Coleman sur les divers courants de l'extrême-gauche se situent en fait dans le même schéma général de pensée et d'action).

Franchement, je trouve que cette attitude évoque celle de la majorité des courants trotskystes (je ne sais pas ce qu'écrivait à l'époque l'AWL, mais la tradition Third Camp peut faire espérer que c'était d'une autre trempe) devant la chute du Mur de Berlin. Ils ont alors dans un assez bel ensemble dénigré le mouvement réel de la classe ouvrière qui ouvrait la porte au capitalisme et à cette méchante "démocratie", voire même, diable entre les diables, au "nationalisme". La chute du Mur de Berlin a eu des conséquences qui sont loin d'être toutes favorables à la classe ouvrière ; mais pourtant, était-elle oui ou non une victoire ouvrière ? C'est un peu la même question de méthode qui se pose à propos de la victoire du Non français. Je ne rentrerai pas dans la comptabilité qu'esquisse Martin. Le résultat le plus important des luttes, disait Marx -et c'est une fine observation qu'il tirait de l'étude des grèves anglaises, contre le français Proudhon- c'est "l'union grandissante des travailleurs". De ce point de vue, il n'y a pas photo !

Les questions de fonds : capitalisme et socialisation de la production.

A cette question de méthode, d'approche du réel, se combine la question de l'analyse théorique que nous faisons de l'UE et finalement du capitalisme contemporain.

Martin date l'effort unificateur des bourgeoisies européennes de 1945. Ce n'est pas exact. Avant de voir ceci sous l'angle historique, une remarque théorique générale est nécessaire.

La contradiction entre le développement apporté par le capitalisme aux forces productives, c'est-à-dire le niveau élevé de socialisation de la production réalisé par lui, et les frontières nationales, est un aspect particulièrement aigü de la contradiction fondamentale du capitalisme : celle qui oppose la socialisation de la production à son appropriation privée. Aspect aigü, parce qu'ici entre également en ligne, de plein fouet, l'Etat.

A cet égard, il est tout aussi faux, unilatéral, de dire que les forces productives ont crû ou qu'elles ont décru aprés 1945. La croissance des forces productives entre en contradiction, de manière grandissante, avec le caractère privé de l'appropriation, avec les rappors sociaux capitalistes. C'est l'aggravation de cette contradiction le fil conducteur de notre analyse et non la "croissance" ou le "déclin" des forces productives. Cela veut dire qu'en augmentant les forces productives le capital augmente les forces destructives et qu'en renforçant le caractère social de la production il renforce aussi le caractère privé de l'appropriation, l'aliénation de tous les rapports -la "marchandisation du monde" comme le disent les altermondialistes, et pour le coup cette expression est excellente.

Impérialisme et unfication de l'Europe : la question est ouverte bien avant 1945.

L'aggravation de ces contradictions a atteint un niveau global, planétaire, rendant possible et nécessaire la révolution socialiste, il y a maintenant un peu plus d'un siècle. Dés ce moment la question du dépassement des frontières nationale est posée aux bourgeoisies, et elle est posée par les bourgeoisies d'avant 1914 :

-qui forment de vastes empires coloniaux se partageant le monde,

-qui ont toutes des monnaies convertibles dans l'étalon or, autrement dit l'unification monétaire du monde avant 1914 est objectivement supérieure à celle de la seule Europe aujourd'hui !

-qui sont capables d'accords et de consortiums communs pour les exportations de capitaux dans certains cas (Russie, Chine) mais qui en même temps sont engagées dans une concurrence féroce.

Ces contradictions explosent en 1914. L'impérialisme allemand, au moment de Brest-Litovsk, printemps 1918, réalise une première forme impérialiste d'unification de l'Europe (je laisse de côté ici le cas de Napoléon et m'en excuse auprés d'Yves ! ). Quelques mois plus tard, alors que c'est la révolution socialiste qui tente d'unifier l'Europe, les impérialismes signent des traités entre eux, traités inégaux par lesquels le financement du capital français et britannique va dépendre des réparations allemandes elles-mêmes financées par les Etats-Unis devenus par la guerre créanciers de la France et de la Grande-Bretagne ...

Quand, aprés 1923, la révolution socialiste est écartée dans l'immédiat, une stabilisation temporaire est tentée, basée sur la circulation des capitaux entre l'Amérique et le coeur allemand de l'Europe. Cet édifice s'effondre en 1929. L'unification de l'Europe devient alors un enjeu secondaire du partage global du monde. Hitler la réalise bel et bien, "à sa façon" et avec de fameuses "déformations", en 1940-41, mais il s'agissait bien là d'une unification capitaliste de l'Europe continentale, à l'exclusion des îles britanniques (et nous en sommes trés heureux pour elles ! ) !

La "construction européenne" jusqu'à la chute du Mur de Berlin.

La nouveauté des conditions crées en 1945 réside seulement dans le fait que tous les impérialismes européens sont terriblement affaiblis. Au point que les Etats-Unis envisagent la colonisation (plan Morgenthau, 1944), puis renoncent devant la montée des luttes de classe en Europe et chez eux. La chappe de plomb stalinienne à l'Est leur permet de remettre en selle les impérialismes occidendaux (lancement du Deutschmark en 1948 et plan Marshall). Il y a alors stabilisation, pour une période assez longue, de rapports semblables à ceux qui avaient tenté de s'établir entre 1924 et 1929, mais qui cette fois-ci tiennent le coup, en raison du cadre nouveau de la division de l'Europe et de l'Allemagne en deux. Les premiers linéaments d'institutions communes aux Etats d'Europe de l'Ouest sont posés à la suite du plan Marshall (OECE, devenue OCDE), donc sous incitation étatsunienne.

Pour autant, il n'y a pas réalisation du "super-impérialisme" qu'évoquait Karl Kautsky en 1914. Le concurrence reprend, notamment celle de l'Allemagne et du Japon envers les Etats-Unis décrite par Robert Brenner, et aussi entre les Etats et impérialismes européens malgré leur rapprochement, ou à cause de lui. L'idéologie européiste portée par des secteurs social-démocrates et démocrates-chrétiens, qu'elle ait visé sincérement ou non à unifier l'Europe, a concrétement abouti a mettre en place les conditions de cette concurrence par des accords de libre-échange, puis avec le Marché commun, des tarifs douaniers communs. A ce sujet, il faut signaler le contenu libéral du traité de Rome, dés 1957, malgré le contexte keynésien de l'époque. De manière assez frappante, il y a concomitance entre la mise en place d'un Etat fort, la V° République, en France, et les premiers pas du Marché commun.

La première -et à cette date la seule- opération de grande ampleur sur les structures mêmes de la production capitaliste, réalisée par le biais de la CEE, la PAC (Politique Agricole Commune) a consisté dans l'organisation de la liquidation de la petite paysannerie et l'aide étatique au renforcement de la productivité et des exportations des agricultures française et, secondairement, allemande.

Aprés 1968 la V° République française est affaiblie. L'impérialisme britannique, en trés profonde crise, adhère à la CEE. L'Italie est également en crise. C'est dans cette période que les institutions dites européennes commencent à tenter d'étayer les Etats bourgeois affaiblis par les luttes ouvrières, mais sans devenir pour autant un super-Etat qui les engloberait (le Parlement européen est justement élu pour la première fois au suffrage universel en 1979).

Parallèlement, la crise monétaire internationale avec le passage aux changes flottants pousse les impérialismes européens continentaux -sans la Grande-Bretagne- à former un système monétaire (le SME) dont la monnaie de référence est en fait le Deutschmark, ceci traduisant la productivité du capital allemand (c'est aussi en 1979 qu'est adoptée une unité de compte commune pour le SME, remplaçant le dollar dans ce rôle : l'ECU).

Les deux processus : formation d'institutions communes pour coordonner les attaques anti-ouvrières et servir au besoin de diversion pour protéger les gouvernements, et amorce de l'unification monétaire dans le cadre de la crise économique mondiale, se combinent et servent de base au mirage d'une unification européenne en marche. Mais en fait, le développement des "institutions européennes" ne va véritablement s'accélérer qu'aprés 1984, comme relais de la "mondialisation". L'"Acte unique" de février 1986 programme la libre circulation des capitaux pour 1993.

C'est en fait à partir de la défaite des classes ouvrières britannique et américaine au début des années 1980, qui modifie le rapport de force mondial entre les classe, que ce cadre politique continental va pouvoir jouer un plus grand rôle, comme cadre d'unité des différentes bourgeoisies contre leurs classes ouvrières, . C'est notamment la défaite thatchérienne qui a permis, sur le continent, l'accélération de la "construction européenne" de Jacques Delors : le discours tenu par la bourgeoisie et la presse britanniques selon lequel son pays se tient à l'écart des mesures "étatistes" voire "soviétiques" de la Commission européenne, et le discours tenu par leurs équivalents continentaux selon lequel l' "Europe sociale" est en marche malgré et contre Thatcher, étaient en fait complémentaires et visaient l'un et l'autre à duper les travailleurs et les opinions publiques. La livre Sterling reste en dehors du SME jusqu'en 1990 ; la City joue un rôle décisif pour pousser les marchés de capitaux du continent à la désintermédiation financière, mais ceci suppose précisément la position "un pied dedans-un pied dehors" de l'impérialisme britannique.

C'est aussi dans les années 1980 que la CEE s'étend à l'Espagne, au Portugal et à la Grèce, donc à la zone méditerranéenne, en injectant des sommes importantes en Fonds structurels européens pour intégrer ces anciennes dictatures. C'est dans ces pays que le sentiment des masses comporte le plus d'illusions envers la "construction européenne" puisqu'elle a été associée à la fin des dictatures et à une certaine hausse du niveau de vie : d'où la manoeuvre qui consista, en 2005, à organiser le premier référendum sur la "constitution" en Espagne.

La chute du Mur de Berlin, le passage à l'euro et l'impérialisme allemand.

La réunification allemande et la fin du bloc soviétique, qui n'ont pas été voulues et recherchées par les puissances impérialistes occidentales, mais imposé par le soulèvement des masses, ouvrent une phase de danger où les rivalités entre elles peuvent revenir en force, notamment la tentation "orientale" de l'Allemagne (qui reconnait l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie contre les impérialismes français et britanniques en 1992, et qui pousse à la séparation entre République tchèque et Slovaquie). L'Allemagne "réunifiée" redevient de fait la puissance centrale du continent, non seulement économiquement, ce qu'elle était déjà, mais politiquement, militairement, et diplomatiquement. Elle est largement en tête pour les investissements dans les pays de l'ancien bloc soviétique et de l'ex-URSS -mais il faut préciser qu'il y a au total peu d'investissements dans ces pays, la pénétration du capital se faisant plus par le biais du commerce, du pillage et des options sur les matières premières. L'ex-Yougoslavie voit les milices soutenues par telle ou telle puissance européenne s'affronter, puis les Etats-Unis tirer partie de leur rivalité pour s'imposer, par la force, comme puissance tutélaire (accords de Dayton, 1995, guerre du Kosovo, 1999).

Autrement dit : la phase nouvelle de cette unité de l'Europe" que fait le capital "à sa manière" correspond exactement au retour de la guerre, des massacres de civils et des camps de concentration sur le continent !

Les rivalités entre impérialismes européens s'exacerbent aussi en Afrique et sur le sang des Africains (crimes de la France au Ruanda, liés à la rivalité avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis : des millions de morts).

L'interpénétration des marchés de capitaux, la désintermédiation financière, la titrisation des dettes publiques, bref, la "mondialisation" économique, loin de donner un caractère pacifique à l'impérialisme, exacerbe la concurrence. Et dans la concurrence les Etats sont des atoûts que le capital ne saurait lacher. D'autant plus qu'ils sont aussi, au plan de mécanismes financiers eux-mêmes, à la base de la "mondialisation" financière par leur dette et leurs bons du trésor.

Face à ces données nouvelles, les secteurs dirigeants à Paris et à Berlin ont fait le choix de la fuite en avant pour rendre irréversible la cohésion des impérialismes allemand et français adossés l'un à l'autre (et englobant le Bénélux) : c'est le traité de Maastricht et la décision politique d'instaurer une monnaie unique avec une Banque centrale indépendante. Le choix de Maastricht a pour auteurs Mitterrand et Delors et visait à "ficeler" l'Allemagne aprés la réunification. Mais conformément au rapport de force réel entre l'impérialisme allemand et l'impérialisme français, c'est au premier qu'il va le plus bénéficier.

Pour l'impérialisme allemand et le gouvernement Kohl, ce choix contient en effet une dimension expansionniste, pour une Europe fédérale organisée sur le modèle de la RFA et la domination de son capital, qui est une réponse politique -réactionnaire- à l'aspiration à l'unité nationale et démocratique entre l'Est et l'Ouest de l'Allemagne (unité qui n'est toujours pas réellement réalisée), et entre l'Est et l'Ouest de l'Europe. Cette orientation est affirmée dans le programme de la CDU-CSU dés 1993. Cela signifie d'abord que l'euro est le prolongement du Deutschmark, et la BCE le prolongement de la Bundesbank. Il ne s'agit pas là de fusion des Etats et des impérialismes, mais de renforcement de la domination de l'un d'eux, l'impérialisme allemand.

Sans aucun doute, le coeur allemand de l'Europe et l'axe rhénan, structure historique d'ailleurs antérieure au capitalisme et ayant contribué à sa formation, doit "naturellement", du point de vue du développement des forces productives et d'une production socialement organisée, jouer un rôle central. Par deux fois au XX° siècle, l'unification de l'Europe a été tentée par l'impérialisme allemand autour de cet axe, en 1914-1918 et en 1940-1944. Ce fut à chaque fois la catastrophe effroyable que l'on sait. La raison n'en est pas dans une malédiction de la nation allemande, mais dans le caractère privé de l'appropriation en régime capitaliste. L'unification de l'Europe autour de ce noyau qu'est la Mitteleuropa sera un bond en avant des rapports humais et de la culture si et seulement si le capital est exproprié.

Plus encore : unification de l'Europe et unification de l'Allemagne sont liées. Le capitalisme n'a pas su unifier l'Europe à partir de l'Allemagne, mais il n'a pas su unifier la nation allemande elle-même, aboutissant au contraire en 1945 à la partition du pays et à l'épuration ethnique par l'armée "rouge" des terres allemandes les plus orientales. Dans les années 1990 il n'y a pas non plus, contrairement à l'aspiration populaire et à ce qu'avaient cru les Össis (Allemands de l'Est) en 1990, d'unification réelle du pays (niveau de vie, aménagement du territoire, gestion du foncier, perception morale des Össis, structures syndicales et politiques). La forme fédérale de l'Etat et l'unification par découpage de la RDA en Länder, et non par l'élection d'une assemblée constituante refondant la nation allemande, ont été le moyen de cette non-réunification. Et le programme d'expansion monétaire et fédéraliste de la démocratie chrétienne est la réponse réactionnaire à ces aspirations démocratiques et nationales niées ; réponse qui est donnée au nom de "l'Europe", mais qui est pleine des fantômes du passé (ceux, notamment, du Saint Empire).

La fait que la réunification ait été imposée par la classe ouvrière, malgré la trahison de ses espérances, a eu et a toujours un coût élevé pour l'impérialisme allemand : parité Östmark-Deutschmark, hausse des salaires à l'Est, subventions. Il a donc transféré une partie de ce coût sur la France et l'Europe par l'ancrage des monnaies européennes au mark et par les forts taux d'intérêts.

Pour l'impérialisme français la politique du "franc fort" accroché au Mark dans la perspective de l'euro fut une arme décisive contre la classe ouvrière dans les années 1990. Dans le rapport de force entre les classes en France qui permet notamment les mesures Balladur contre les retraites en 1993, le passage, de justesse, du Oui à Maastricht lors du référendum organisé par Mitterrand en 1992 a pesé lourd.

Le passage à l'euro ne sera pourtant possible qu'avec des gouvernements social-démocrates (en France le gouvernement de coalition Chirac-Jospin, en Allemagne Schroeder, élus par rejet populaire de Kohl et de sa politique, mais qui la reprend à son compte, en Italie le gouvernement de "l'Olivier") qui, violant bien entendu les raisons du vote pour eux, amplifient, de concert avec le gouvernement Blair, la politique libérale. La fonction spécifique du gouvernement Chirac-Jospin avec participation du PCF aura été de faire passer le traité d'Amsterdam, dénoncé par Jospin dans sa campagne et immédiatement accepté par lui une fois premier ministre de Chirac, puisque le choix était soit d'accepter, soit de chasser Chirac. Dans ce traité, les exigences budgétaires imposées par l'Allemagne à la France (et acceptées par Chirac, aprés une période de résistance, au sommet de Dublin en 1996), sont entérinées et se traduiront en attaques contre la classe ouvrière et les acquis sociaux.

L'unification monétaire ainsi réalisée finalement en 1999-2001, sans unification des taux d'exploitation de la classe ouvrière dans les différents pays, d'une part, et sans unification boursière, d'autre part, n'est évidemment qu'un pis aller, qui n'est qu'une accentuation, politique et symbolique autant qu'économique, des rapports monétaires et financiers qui existent en Europe occidentale depuis la création du SME à la fin des années 1970. Il n'y a ni fusion des capitaux ni fusion des Etats.

Les limitations aux possibilités de spéculation sur les taux de change qu'entraîne le passage à l'euro sont plus que largement compensées, pour le capital financier, par les nouveaux marchés financiers apparus depuis les années 1980 et spécifiquement, depuis 2001, par le marché des produits dérivés de crédit, principal foyer possible aujourd'hui pour l'explosion d'une crise financière.

C'est une unification monétaire incomplète à l'extérieur de laquelle se tient délibéremment l'impérialisme britannique, sorti du SME lui-même lors de la crise financière des taux de change de 1993, peu de temps aprés y être entré (1990). L'euro est une forme transitoire, résultat de plusieurs compromis : la matérialisation d'un Etat lui correspondant supposerait pour le moins que l'impérialisme allemand absorbe la France et le Bénélux. Potentiellement capable de menacer le dollar au plan mondial, il ne le fait pas car les impérialismes européens qui le portent sont paralysés par la pression étatsunienne et par leurs propres rivalités. L'ancrage nominal des monnaies du Danemark, en partie de la Suède, et des pays d'Europe centrale et orientale par rapport à l'euro traduit des rapports de subordination, pas d'unification. Le premier territoire est-européen à adopter l'euro le fait dans des conditions militaro-coloniales : c'est le Kosovo, où l'euro prend naturellement la suite du Deutschmark introduit suite à la guerre de 1999. L'entrée, décalée, de la Grèce dans l'euro y produit une grave crise sociale qui se poursuit actuellement.

Pendant le passage à l'euro en 1999-2001, deux épisodes diplomatiques et financiers significatifs se produisent ;

-l'avortement du projet de fusion des Bourses londonienne et allemande, et la formation d'Euronext, structure boursière qui associe à la Bourse de Paris celles de Bruxelles et d'Amsterdam.

-Joschka Fisher, ministre Vert des Affaires étrangères allemande, dans un discours retentissant à l'université Humboldt en mai 2000, réaffirme frontalement l'objectif d'une Europe fédérale et exige que suite à l'instauration de l'euro, on ait rapidement un gouvernement européen avec un président élu par le "Parlement". Ce corpus d'exigences, revues à la baisse, produiront la partie institutionnelle (le titre I) du projet de traité constitutionnel. Mais en 2000 il y a crise franco-allemande, manifestée dans le laborieux sommet de Nice et le traité de compromis auquel il aboutit.

La crise actuelle des relations inter-impérialistes et la "constitution".

A partir de 2003-2004 cette construction complexe et baroque entre dans une crise décisive. Le facteur déclencheur de cette crise, qui remonte à loin, est l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale dans l'UE. Contre les souhaits de l'impérialisme français, cette entrée a en effet été réalisée rapidement (par rapport aux critères de la Commission, qui ne sont pas respectés en réalité), en raison de la conjonction de deux motivations contradictoires :

-celle de l'impérialisme allemand qui fut le promoteur historique de cette intégration,

-et celle de l'impérialisme américain qui étend en même temps l'OTAN et qui veut, en mettant ses gros pieds simultanément en Afghanistan, en Irak, en Asie centrale, au Caucase, dans les Balkans, en Europe centrale, contenir de manière décisive cet impérialisme allemand en plein retour, et lui prendre des marchés.

De plus l' "accueil" de ces pays, s'il avait encore été différé, serait devenu beaucoup plus difficile politiquement : les peuples concernés avaient d'abord souhaité une telle intégration, pour avoir "la consommation et la démocratie", mais cette aspiration légitime ne leur avait pas été reconnue aprés les révolutions de 1989-1991 ; aprés plus de dix ans d'attente ils avaient largement commencé à comprendre ce qu'est réellement l'UE et risquaient de changer d'avis.

A la différence de ce qui s'était passé pour les pays méditerranéens dans les années 1980, les pays d'Europe centrale et orientale ne sont que trés peu aidés en Fonds structurels, ce qui les place en situation de contrainte pour attirer sur place, par les bas salaires, les capitaux occidentaux.

Il y a donc deux possibilités antagoniques dans ce sur quoi pourrait déboucher, du point de vue de la bourgeoisie, cet élargissement : un triomphe allemand, ou bien, comme le veulent les impérialismes américain et britannique un "grand marché" diluant la "construction européenne" et ses institutions bruxelloises, luxembourgeoises et strasbourgeoises. Dans un tel "grand marché", dont la seule structure interétatique solide serait en réalité l'OTAN, il n'est pas exclu que l'euro se noie complétement, et avec lui le capitalisme industriel rhénan.

La concommitance de l'élargissement et de ces enjeux avec la crise mondiale consécutive au "11 septembre" et sur l'invation américaine de l'Irak, n'est pas fortuite.

Le tournant de la politique américaine, opéré au moyen des crimes du 11 septembre, fait de l'impérialisme américain le principal facteur de désordre mondial pour les autres bourgeoisies. Non seulement il n'y a pas eu réalisation d'un "super-impérialisme" à la Kautsky, et donc pas d'unification entre eux des impérialismes secondaires d'Europe, mais la période de domination américaine a dégénéré progressivement. Le capital ne peut ni ne veut harmoniser et socialiser la production et la circulation des marchandises et des capitaux au plan mondial, malgré le caractère trés centralisé, trés organisé et fantastiquement "liquide" (rapide et fluide) qu'il lui a donnée.

Le centre américain n'assume pas son rôle de centre et d'héritier de l'Europe. Pas plus que l'Allemagne n'arrive à unifier et organiser le continent européen, l'Amérique du Nord ne parvient à organiser le monde. L' "acquét de l'ère capitaliste" qu'est la centralisation américaine des relations mondiales devient facteur d'explosion : depuis les années 1980 les Etats-Unis vivent à crédit sur le dos du reste du monde, et depuis 2001 il se lancent dans une fuite en avant militaire, allant jusqu'à théoriser les vertus du "désordre" et de la "déstabilisation", bien loin de tout "nouvel ordre mondial".

C'est par rapport à cette menace que Paris et Berlin ont suscité la "constitution européenne", pour préserver l'édifice de toutes ces pressions destructrices. Son élaboration se fait dans ce contexte et sous sa pression. Rivalités inter-impérialiste et montée de la lutte des classes se conjuguent dans les évènements qui, depuis 2003, ont rythmé ce qu'il est convenu d'appeler "construction européenne" et qui est en réalité le théâtre d'une vraie crise entre grandes puissances.

Une telle conjonction s'observe en effet dans la réélection, inespérée, de Schroeder et du SPD en Allemagne en septembre 2002, due à leur prise de position contre un engagement allemand aux côtés des Etats-Unis en Irak. La montée en première ligne des gesticulations françaises au cours des mois suivants ne doit pas occulter la réalité : l'opposition décisive qui s'affirme alors se situe bien entre Allemagne et Etats-Unis. La France, dans cette affaire, se met en avant d'autant plus qu'elle est en fait plus faible. Mais c'est bien la pression allemande qui conduit la Turquie -candidate à l'UE- à refuser le déploiement des troupes étatsuniennes sur son sol.

La réaction de l' 'impérialisme américain fut trés brutale. Il menaça en fait de faire éclater l'UE et d'isoler le "couple franco-allemand", et montra qu'il avait les moyens de le faire. Cette menace avait été exercée par le truchement de Blair, avec les aboiements subsidiaires des gouvernements italien, espagnol, portugais, danois, polonais, hongrois et tchéque. La "politique étrangère commune" était fusillée en plein vol. Les Etats-Unis utilisaient aussi le merdier où l'impérialisme français a lui-même créé en Côte-d'Ivoire. L'incapacité de la conférence intergouvernementale (CIG) à adopter la "constitution" en décembre 2003 résulte de cette offensive.

La poussée guerrière, et la mobilisation sociale contre la guerre, maximale en Grande-Bretagne et en Italie -affaiblie en France et en Allemagne par la confusion avec la politique de leurs gouvernements- ne doit pas être oubliée. Le spectre de la guerre, y compris inter-impérialiste, est revenu dans les consciences et dans l'inconscient collectif. Y compris inter-impérialiste : j'ai eu l'occasion, à la réunion organisée par l'AWL à Paris fin 2003, de dire que les gamins dans les écoles jouaient parfois à la guerre "contre Bush" (alors que douze ans avant c'était "contre Saddam"). Nous nous sommes alors opposés explicitement à la résurgence d'un chauvinisme anti-américain, recherchée par Chirac, cultivée par des secteurs du PCF, à des fins d'union nationale. Notons d'ailleurs que le thème de la "forteresse Europe pour combattre les Etats-Unis"', dans la campagne référendaire de 2005 en France, a été essentiellement un argument ... du Oui : le Non de gauche s'est fait accuser de faire non seulement le jeu de Le Pen, mais de Bush !

Un an aprés la crise de 2003, en juin 2004, le traité constitutionnel européen est pourtant adopté par "les 25" (leurs chefs d'Etat).

Ce nouveau virage résulte d'une combinaison conjoncturelle.

Allemagne et France n'ont pas fait le poids par rapport à l'impérialisme américain dans la crise irakienne et ne souhaitaient pas, ou pas encore, aller jusqu'à un affrontement plus sérieux. Les voila maintenant réduites à mendier des partis de marché en Irak, à spéculer sur les difficultés que les Etats-Unis vont y rencontrer et l'aide dont ils pourraient avoir besoin. A l'automne 2004 cette recherche d'apaisement, au moment de la réélection de Bush, s'accentuera : soutien à la politique de Bush en Ukraine malgré les risques de guerre civile qu'elle entraîne (qui n'a pas eu lieu parce que les masses ukrainiennes ne le désiraient aucunement), lachage de la Syrie par la France (incohérence qui ne fait que souligner la faiblesse de l'impérialisme français et la crise de son exécutif).

En mars 2004, Aznar est renversé en Espagne, par la mobilisation électorale de la classe ouvrière et des peuples d'Espagne. Ceci entraîne le retrait des troupes espagnoles d'Irak et un revirement diplomatique espagnol, souhaité ouvertement depuis plusieurs mois par la bourgeoisie catalane, vers Paris et Madrid.

La "constitution" est d'autre part acceptée par l'impérialisme britannique, du fait de son caractère trés atlantiste en matière militaire : la défense européenne est explicitement soumise à l'OTAN par le texte "constitutionnel". Mais Blair annonce en même temps que, aprés la France, il fera un référendum : les arrières-pensées sont évidentes : il fait mine d'accepter la "constitution" sous réserve de ratification par tout le monde avant lui.

C'est donc suite à l'adoption du texte par la CIG de juin 2004 que Chirac annonce trés vite son intention de faire un référendum. Cette intention vaut promesse d'imposer un Oui massif à la classe ouvrière française : dans le cours de la lutte des classes en France, c'est vouloir la briser, réaliser dans les relations sociales le rapport de force seulement politique des présidentielles de 2002 et que, malgré ses pas en avant sur les retraites et l'Assurance Maladie, le gouvernement Raffarin, la bourgeoisie française n'a toujours pas réalisé. Par cet engagement, Chirac promet en quelque sorte de battre "sa" classe ouvrière, ce qui renforcerait sensiblement l'impérialisme français.

La "constitution" était donc reconnue par l'ensemble des bourgeoisies et gouvernements d'Europe comme un cadre utile dans la lutte anti-ouvrière : des hausses coordonnées des salaires, des services publics renforcés, des nationalisations, deviendraient anticonstitutionnels. La France était choisie pour test. On connait la suite.

Aprés la défaite de Chirac, coincée, pressurée, entre la pression américaine et la lutte de la classe ouvrière, la "constitution" n'est ouvertement plus en état de s'appliquer dans l'immédiat au reste du continent et encore moins de réceptionner la Turquie. La crise va s'aggraver.

Le point de vue de la classe ouvrière.

Remarquable dans de telles circonstance est l'insigne faiblesse, en France et en Allemagne, des secteurs protectionnistes bourgeois qui auraient pourtant là matière à prospérer ! Cela s'explique en partie, surtout en France, par la force du Non du mouvement ouvrier. Mais cela s'explique aussi par le trés grand niveau d'alignement sur "l'Europe" de tous les secteurs de la bourgeoisie. L'idée selon laquelle il y aurait un puissant "camp" protectionniste, réactionnaire, à l'origine du Non et en mesure d'en tirer seul profit est un mythe complet. Je voudrais dire à mes camarades "Third Camp" que ce mythe a quelque chose de ... campiste ! Expliquons.

De même en effet, que l'affrontement entre "camp soviétique" et "camp américain" a servi à masquer la lutte des classes (dans l'intérêt de la bourgeoisie), ici l'idée mythique d'un affrontement entre une bourgeoisie progressiste et libre-échangiste et une bourgeoisie protectionniste et réactionnaire (à moins qu'il ne s'agisse de débris féodaux ?! ) qui aurait été, l'une porteuse du Oui, l'autre du Non, est une représentation mythique qui convient peut-être en partie, et encore, aux conditions politiques britanniques tant que la classe ouvrière ne se relève pas globalement de la défaite thatchérienne, mais qui n'a strictement rien à voir avec le réel sur le continent ; et cette représentation masque, comme toute réduction du monde en "camps", la lutte des classes réelles, avec le Oui de la bourgeoisie et le Non de la classe ouvrière !

Le point de vue de la classe ouvrière s'appuie sur des axes qui, certes, ne sont ni libre-échangistes, ni protectionnistes, puisqu'ils sont anticapitalistes : la discussion entre nous doit porter aussi sur ces axes, sur l'actualisation du combat pour les Etats-Unis socialistes d'Europe (ce n'est pas le sujet du présent texte). Pour cela il doit être clair que l'impérialisme, le capitalisme, n'unifient pas l'Europe. La phrase suivante de Martin :

"Dans le cadre du capitalisme, selon les prévisions les plus probables, la tendance à l'intégration européenne ne pourrait être renversée que par une crise catastrophique qu pousserait le capital à se réfugier encore une fois dans des cadres nationaux dépassés, c'est-à-dire par une évolution réactionnaire.",

devrait être remplacée par celle-ci :

"Dans le cadre du capitalisme la tendance à l'intégration européenne conduit à la fois à l'oppression nationale et à la reproduction de la concurrence et de l'anarchie capitaliste à une échelle supérieure ; elle porte en elle une crise catastrophique aboutissant soit à une redistribution entre Etats impérialistes nationaux, soit à une unification effective sur un champ de ruine."

Le tendances réactionnaires du capital ne sont pas séparées et relégués dans un imaginaire camp protectionniste. Elles sont au coeur du capital financier, de l'impérialisme le plus moderne. Approfondissons cela.

Les marxistes, le capitalisme progressiste et l'impérialisme réactionnaire.

L'ensemble de ce développement historique contradictoire que je ne fais ici qu'esquisser est absent de l'analyse de Martin. Celle-ci est linéaire : aprés 1945 le capitalisme développe les forces productives et essaie à sa façon d'unifier l'Europe, il faut soutenir cette évolution, s'y inscrire.

Loin d'être linéaire à la façon du "progrés", le développement réel est convulsif, chaotique, parfois même hasardeux (la conjonction qui aboutit à l'accord des gouvernements sur le TCE, en juin 2004, et le pari risqué de Chirac qui s'ensuit, a ce caractère trés évènementiel, fragile, hasardeux). Si l'on évacue à la fois le mouvement réel de la classe ouvrière qui se développe en s'opposant aux mesures des capitalistes et à leur soi-disant unification européenne, et les contradictions inter-impérialistes qui sont aujourd'hui plus graves qu'en 1945, on ne peut grouper les divers faits militaires, diplomatiques, et autres, en un ensemble cohérent reflétant l'unité mondiale de la lutte des classes.

Il y a de fréquents passages où Martin, partant de l'idée que la classe ouvrière n'est ni dans le camp de l'impérialisme de libre-échange, ni dans celui des protectionnistes, aboutit en fait à l'idée que l'intérêt ouvrier consiste dans un soutien critique à l'impérialisme de libre-échange, puisque celui-ci incarne le "progrés" (il est curieux qu'Yves n'ait pas discerné cette dimension trés "universaliste-bourgeoise-dix-huitième siècle" de l'argumentation contre le vote Non chez Martin ! ). L'abstention préconisée le 29 mai par nos camarades devient alors un Oui à peine voilé. Car soyons logiques : si le capitalisme réalise à sa façon l'unité de l'Europe, la pacification et l'ouverture des frontières, il faut le soutenir, quitte à protester ça et là contre tel ou tel aspect trop désagréable.

Premier problème fondamental ici : le capitalisme n'apporte pas de "progrés". La contradiction entre socialisation de la production et développement des forces productives s'aggrave. Ce qui veut dire que la socialisation de la production n'a pas réellement progressé pour l'humanité depuis plusieurs décennies. Les découvertes scientifiques et techniques ont des effets meurtriers et tout pas en avant vers une meilleure organisation est en même temps un pas en arrière vers une concurrence aggravée. La biosphère est menacée de mort et est d'ores et déjà complétement désorganisée. L'humanité quatre fois plus nombreuses et bien plus riche qu'il y a quelque décennie vit beaucoup plus mal, y compris au plan sanitaire. Non, décidemment, l'idée selon laquelle il faut se "fonder sur les acquéts de l'ère capitaliste", appliquée à chaque étape nouvelle du capitalisme, devient burlesque ou sinistre.

Ce caractère du capitalisme, dans lequel la contradiction, le côté destructeur, prend les devant, a été identifié notamment par les théoriciens de l'impérialisme comme Lénine pour qui le capitalisme avec lui, de "relativement réactionnaire", devient "réactionnaire sur toute la ligne". La destruction des nations, des cultures, des milieux, en est un aspect. Se faire traiter de réactionnaire par les tenants de ce "progrés" destructeur et inhumain, les travailleurs y sont plus qu'habitués, hélas.

Mais ceci étant, deuxième problème fondamental : admettons que le capitalisme soit toujours progressiste, ou que depuis 1945 il le soit redevenu. Serait-ce une raison pour appuyer ou pour préconiser l'acceptation nécessaire de ses tendances à la concentration, à l'expansion, à l'asservissement du monde ? Il n'y a pas d' "attitude marxiste classique face au processus général de la concentration et de la centralisation du capital." Marx a pu soutenir ce processus contre des forces féodales ou petites-bourgeoises -problème dépassé aujourd'hui, même Ben Laden est un financier moderne. Il ne l'a jamais soutenu en soi, tout en expliquant, évidemment, qu'il apportait une socialisation de la production et une concentration du prolétariat ayant l'une et l'autre le principal intérêt de rendre possible le renversement du capital, ce qui ne passe certainement pas par le fait de mettre une étiquette "progressiste" à ses divers développement politiques et économiques et d'expliquer qu'il faut au moins s'abstenir de les combattre ...

En clair, la position théorique de Martin transposée à avant 1914, époque où en effet, le capitalisme finissait d'apporter "le progrés", reviendrait à dire que vu ce progrés, il fallait soutenir la conquête coloniale. Je ne dis pas, naturellement, que c'est là sa position ; je dis qu'il y aurait une cohérence logique et politique à cela. Mais même quand, en effet, capitalisme voulait dire progrés, le soutien ou le combat des pas en avant qu'il faisait faire à l'unification du monde -et qui peut douter que la conquête de l'Afrique et de l'Océanie, l'ouverture des frontières, la mise en contact des cultures, l'exportation des capitaux, apportaient beaucoup aux peuples, jouaient un rôle progressiste malgré des limites et des déformations ...- même dans cette situation, à cette époque, l'attente réformiste et économiste tranquille que le capitalisme apporte le progrés, d'une part, et la lutte révolutionnaire conséquente pour le renverser et pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière, d'autre part, se sont délimités, distingués, sur des questions comme le soutien ou non, ou l'abstention ou non, à un phénomène tel que le colonialisme !

Prendre conscience des particularités britanniques dans le cadre européen.

La position de l'impérialisme britannique sur les questions européennes et sur la "constitution" est particulière, car la défaite de la classe ouvrière devant Thatcher modèle encore le rapport de force : ici la bourgeoisie ne voit pas d'enjeu fondamental à l'adoption d'un texte constitutionnel pour affaiblir "sa" classe ouvrière. Si cela peut lui servir, tant mieux, sinon, elle peut s'en passer.

D'autre part il n'y a pas que l'impérialisme français qui souffre d'un complexe de grandeur. Le partenariat avec Bush, les souvenirs coloniaux, et le réseau financier de paradis fiscaux, places of shore et autres dont la City est le centre, font que le capital britannique ne dépend pas de manière centrale, ni dans le maintien de son appareil industriel, dont il s'est délesté sous Thatcher, ni dans ses positions financières, ni dans son rapport de force avec les travailleurs, du renforcement de la "construction européenne". Mais cette posture de l'impérialisme britannique est une situation exceptionnelle vue du continent : les impérialismes français, allemand, italien, néerlandais, belge, espagnol, ne sont pas du tout dans ce cas !

Martin note en passant que cela est d'une grande évidence, pour les militants britanniques, que les quelques rares mesures sociales dont ils ont pu bénéficier proviennent de circulaires européennes appliquées à contrecoeur par leurs gouvernements. Admettons, encore que je serais curieux de voir ça de plus prés : cela nous confirme surtout l'extrême détérioration du rapport des forces entre les classes que la Grande-Bretagne a connu depuis les années 1980, puisque la situation est tout de même, et d'une aussi grande évidence, exactement l'inverse dans plusieurs pays du continent. L'internationalisme demanderait donc ici à être appliqué à l'analyse politique : la défaite ouvrière thatchérienne a été une condition importante du développement de l'UE en tant qu'arme anti-ouvrière, et elle permet à l'UE d'apparaître, faussement, comme un rempart contre le pire en Grande-Bretagne. Il semblerait, par exemple, que nos camarades pensent que la victoire du Non pourrait bien, en remettant en cause les circulaires de la Commission européenne sur le temps de travail, les empécher d'avoir une quelconque limitation en ce domaine. Mais le rapport de force entre les classes est une donnée internationale, même s'il se concrétise dans chaque pays d'une manière différente : si le Oui l'avait emporté, l'application débridée et immédiate des circulaires Bolkestein et sur le temps de travail sur le continent, n'aurait certainement pas contribué à imposer des droits sociaux en Grande-Bretagne !

N'y a-t'il pas d'autres perspectives en Grande-Bretagne que de tenter de limiter les dégâts en s'accrochant à des circulaires de Bruxelles qui, ailleurs, sont généralement des régressions ? Je me demande si, tout en esquivant la portée de la défaite infligée par Thatcher dans l'analyse d'ensemble de la situation européenne, Martin n'intériorise pas en même temps de manière exagérée, cette défaite. La recherche d'un débouché politique indépendant, d'une perspective, comme horizon de la remontée des luttes de classe en Grande-Bretagne, semble possible à la lecture de Solidarity. En tous cas, l'espoir dans un sauvetage par "l'Europe" est un réve, et un rève dangereux. Savez-vous comment est souvent qualifiée, sur le continent, l'orientation de la Commission européenne ? de "thatchérienne", et sinon, de "blairiste". Alors ...

Mais il est vrai que l'on ressent de la part de nos amis britanniques un certain étonnement devant la place prise en France par les questions constitutionnelles. Etonnement que les explications d'Yves sur la passion jacobine surranée pour ce genre de choses pourrait presque transformer en commisération. Détrompez-vous, camarades : loin d'être un poste d'observation idéal sur ce genre de sujet, la Grande-Bretagne est ici trés insulaire, puisque c'est le seul Etat bourgeois au monde à ne pas avoir de constitution. Cela parce qu'en son temps elle fut en avance : le débat constitutionnel sur la forme de l'Etat bourgeois a eu lieu chez vous au XVII° siècle. Et le premier mouvement ouvrier de masse à s'être mobilisé pour le suffrage universel et contre la monarchie, ce fut le chartisme. Avant la défaite conjointe, continentale et insulaire, de 1848.

Aprés cette date, vous avez eu l'Etat bourgeois le plus stable du monde. Quand il fut affaibli, de grandes grèves ont posé la question du pouvoir, de qui doit diriger la société, et les victoires électorales du Labour aussi. De la défaite inaugurale de 1926 à la défaite finale de 1984, la classe ouvrière britannique a donné au monde les plus belles des leçons en matière de grèves. Elle a régulièrement poussé la lutte économique jusqu'à sa généralisation, donc jusqu'au seuil de son débouché politique. Elle ne l'a jamais franchi (parce que ses directions et la plupart de ses organisations, ne l'ont jamais voulu) et elle a été battue.

Nous n'avons pas de leçons à donner sur les mots-d'ordre valables en Grande-Bretagne aujourd'hui. Mais nous pensons que les révolutionnaires britanniques, pour ne pas ressasser la même histoire et se faire toujours battre (et nous avec), doivent se préoccuper des questions de l'Etat, de la forme de l'Etat (donc de la monarchie et des rapports entre peuples britanniques, entre autres choses), des questions "constitutionnelles". La bourgeoisie a une longueur d'avance : Thatcher a centralisé votre Etat, elle a remis en cause des acquis "bourgeois" (comme dirait Yves) datant de bien avant notre 1789 de chez nous, et Blair arrive derrière en jouant les modernes. Les pratiques de gestion et d'administration qu'ils ont instaurées dans vos services publics ou ce qu'il en reste ont été étudiées par la Commission européenne et inspirent les ministres et hauts fonctionnaires français qui veulent "réformer l'Etat". La politique, c'est de l'économie concentrée. Une lutte économique qui ne se saisit pas de ces questions ne va pas jusqu'au bout.

C'est le capital financier qui est rétrograde.

Avez-vous simplement étudié le texte de cette fameuse "constitution européenne" ? Une étude sérieuse de celui-ci montre bien des choses. Donner valeur constitutionnelle à la "concurrence libre et non faussée", c'est rompre avec le principe (autrefois, un principe bourgeois) de la souveraineté du Parlement dans l'établissement de la loi : la constitution dit à l'avance ce que doivent être les lois. Même chose pour le budget. Que la représentation nationale fasse la loi et consente l'impôt : les révolutions bourgeoises, britanniques, américaine, française, ont commencé par là. Martin semble penser qu'il y a des réactionnaires arriérés dans la bourgeoisie qui s'opposent à l'unité libre-échangiste de la "constitution".

Il n'a donc pas vu que les positions les plus arriérées, par rapport aux traditions d'autrefois de la bourgeoisie, sont dans cette "constitution". Qu'elle a, adapté au marché et à la finance, une sorte d'esprit féodal : les juges disent le droit, le peuple et ses élus ne font pas la loi, leurs corps constitués participent au "bien commun", avec les Eglises reconnues comme telles. Le recul du droit bourgeois le plus moderne en deça de 1789, de Locke et de Cromwell, voila ce que nous avons -provisoirement- battu le 29 mai. Il est étonnant de mégoter sur une telle victoire de la part de militants attachés à la démocratie, à la laïcité et au féminisme.

Mais cette analyse et ce questionnement sont impossibles si l'on pense que le capital ne fait qu'unifier l'Europe à sa manière et qu'il faut se couler dans ce mouvement inéluctable. "S'appuyer sur les acquets de l'ère capitaliste" ... "s'appuyer sur les acquis de la construction européenne", accepter la concurrence libre et non faussée, se faire traiter de réactionnaire quand on se met en grève contre une délocalisation : mais voila précisément ce que subissent les travailleurs sur le continent. Tout risque de confusion avec ce langage et cette politique, ce discours dominant qui a été battu ici le 29 mai devrait être évité soigneusement par les militants révolutionnaires. Or, la candeur avec laquelle Martin s'expose à cette confusion... est trop évidente pour qu'on la taise.

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Conclusion.

La combinaison entre une attitude avant-gardiste, au mauvais sens du terme, par rapport au mouvement de la classe ouvrière, consistant à juger celui-ci non sur son contenu réel, mais à partir des positions des appareils et groupes politiques et, dans le cas français, en grande partie d'aprés la propagande officielle, et la conception théorique selon laquelle le capital joue un rôle progressiste malgré tout en étant en train d'unifier l'Europe à sa manière, a conduit dans le cas du référendum français de 2005, épreuve importante de la lutte des classes, nos camarades à une position qui non seulement les auraient complétement isolés en France -mais ceci peut arriver sur des positions justes- mais surtout qui les auraient opposés au mouvement réel, qui est, lui, progressiste, de la majorité de la classe ouvrière.

C'est un peu comme si une côte d'alerte était franchie. Elle ne remet pas en cause les points fondamentaux que nous avons en commun sur la lutte des classes, l'organisation politique, et l'apport de la tradition politique "Third Camp" -dont l'ignorance en France est une faiblesse des militants français- sur le stalinisme. Mais elle nécessite une réflexion et une discussion approfondies, remontant à des idées et des méthodes de base.

Vincent Présumey, fin juin 2005.

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