L’autre histoire du trotskisme américain

Submitted by Olivier_Rubens on 20 April, 2007 - 8:09

Workers' Liberty Numéro 3/8

L’autre histoire du trotskisme américain

(Introduction du numéro 3/8 de novembre 2006 de la revue Workers’ Liberty qui reproduit quatre textes de Max Shachtman : Quel est le rôle de l’organisation révolutionnaire ? paru dans New International d’Avril 1945, Vingt ans du trotskisme américain et La fondation du Workers’ Party, parus dans New International de janvier - février 1954, L’accusation de Natalia Trotsky contre la Quatrième Internationale de Cannon de 1951. Ce numéro reproduit aussi la lettre de rupture de Natalia Sedova Trotsky du 9 mai 1951 adressée au comité exécutif de la QI et au comité politique du SWP.)

La photo en première page de ce numéro de Workers’ Liberty montre James P. Cannon et Max Shachtman posant à l’entrée d’une impasse en cul-de-sac, dénommée Impasse des Deux Anges (1). Ce cliché fut pris au moment de la conférence de fondation de la Quatrième Internationale à Paris, en septembre 1938. Ainsi est illustré habilement, même si involontairement, le rôle que les deux dirigeants trotskistes joueront dans la « narration » de ses propres origines proclamées par le « Trotskisme Orthodoxe » post-Trotsky.

Dans ce conte mythique, Shachtman a joué le rôle de l’ange maléfique, Lucifer, le lieutenant autrefois lumineux qui s’est révolté contre Trotsky, et contre « le programme de la Quatrième Internationale » ; et qui fut expulsé du mouvement trotskiste « officiel » pour mener une vie d’apostat, de pêcheur et de renégat.

Cannon se vit attribuer le rôle de l’Archange fidèle, le Gabriel du trotskisme, le combattant incorruptible en faveur de Trotsky et de la classe ouvrière, le parangon de Cannon a écrit une telle histoire ! Cannon a attribué le rôle de Lucifer à Shachtman, et à lui-même le rôle de Gabriel, le mauvais et le bon anges de Trotsky et du trotskisme. Cannon a fait plus que quiconque pour façonner le « trotskisme » après Trotsky.

Ses ouvrages, la Lutte pour le Parti Prolétarien et Histoire du Trotskisme Américain(2), et la sélection partiale et trompeuse des articles de Trotsky, publiée dans En Défense du Marxisme (1942) et inspirée par Cannon, sont les textes fondateurs du « trotskisme après Trotsky ». Ils sont le Nouveau testament du « trotskisme » post-Trotsky

Cannon et ceux qu’il a influencés ont aussi façonné le “Trotsky” du trotskisme après-Trotsky. Ce « Trotsky » qui a été révélé à une vaste audience mondiale par Le Prophète Hors la Loi d’Isaac Deutscher – Trotsky, le tragique dirigeant soviétique injustement banni, le patriote soviétique inflexible et inébranlable qui « défendit l’Union soviétique » jusqu’à son dernier souffle de vie.

Il y a une plus grande part de mythe que de vérité dans ce portrait.

La part de vérité dans ce portrait est qu’effectivement, il y a eu une lutte fractionnelle dans l’organisation trotskiste américaine, le SWP, sur la question de savoir si la Quatrième Internationale devait continuer à être pour « la défense inconditionnelle de l’URSS en toutes circonstances ». Ce qui voulait dire se ranger du coté de l’URSS sans tenir compte de la politique qu’elle poursuivait, « malgré Staline ».

La lutte fractionnelle fut déclenchée par l’invasion russe et nazie de la Pologne, puis l’invasion ultérieure de la Finlande par la Russie.

La Pologne fut occupée par l’Allemagne et la Russie à la suite d’actions foudroyantes. L’Allemagne envahit la Pologne le 1er septembre 1939 ; l’URSS envahit la Pologne le 17 septembre. La guerre fut terminée à la fin septembre. Politiquement, cela constitua très vite un fait accompli. Le 30 novembre, la Finlande fut envahie après avoir rejeté des demandes soviétiques de cession de territoires finlandais. Les finlandais résistèrent, au début avec un succès inattendu. La guerre s’éternisa sur quatre mois avant que les finlandais consentent à suffisamment de concessions pour apaiser Staline.

Le secteur de l’organisation trotskiste américaine dirigé par Shachtman (environ la moitié des adhérents plus l’organisation de jeunesse) refusa de se ranger du coté de l’URSS contre la Finlande.

Trotsky dénonça nettement l’invasion de la Finlande par la Russie, comme il avait dénoncé l’invasion de la Pologne. Néanmoins, il expliqua que l’invasion de la Finlande ne pouvait pas être considérée comme un incident isolé, en relation duquel une orientation politique pouvait être basée uniquement sur les enjeux locaux entre l’URSS et la Finlande. Elle devait être considérée comme un élément de la guerre mondiale en cours. Et dans cette guerre, en dernière instance, les trotskistes devaient être pour la défense de l’URSS, tout en travaillant simultanément à la préparation d’une révolution ouvrière contre la bureaucratie staliniste.

La polémique fractionnelle au sein du parti américain fut aussi alimentée par le conflit sur le « régime [organisationnel] de Cannon ».

Contrairement à la version arrangée de l’histoire qui fut racontée (entre autres par Isaac Deutscher), cela ne prit pas la forme d’une discussion sur la nature de classe de l’URSS, entre Trotsky et des gens qui soutenaient que l’URSS était une nouvelle forme distincte de société de classe exploiteuse. Shachtman et une très grosse majorité de ceux qui se rangèrent de son coté dans la lutte fractionnelle, continuaient d’être d’accord avec Trotsky sur le fait que l’URSS était un « Etat ouvrier dégénéré ». Seule une petite poignée de personnes parmi l’opposition pensait que la Russie n’était pas un Etat ouvrier dégénéré, et ils restèrent silencieux.

Pour autant que l’on puisse dire que cela a été une discussion sur la nature de classe de l’URSS, en 1939-40, celle-là avait été menée par Trotsky lui-même. Il exposa les deux points de vue, tout en rejetant l’un d’eux provisoirement !

Trotsky argumenta contre le seul Bruno Rizzi. Rizzi ne disait rien de neuf (et politiquement, il était partisan d’une unité entre fascisme et stalinisme pour créer une nouvelle forme « progressiste » de société de classe qu’il dénommait « collectiviste bureaucratique »). Trotsky utilisa Rizzi comme un contradicteur commode dans cette polémique. Dans l’Urss dans la guerre – septembre 1939- (3), Trotsky présenta l’affaire pour considérer l’URSS comme une nouvelle forme de société de classe.

Il acceptait, pour la première fois, de considérer que l’URSS, telle qu’elle était, sous la direction présente des staliniens, en l’absence d’une contre-révolution anti-stalinienne ultérieure, pourrait être réinterprétée comme une forme distincte nouvelle et historique de société de classe exploiteuse, le « collectivisme bureaucratique ». C’était une rupture majeure avec le point de vue qu’il avait défendu jusqu’à présent.

Il argumenta contre le fait de procéder à cette réinterprétation immédiatement. Il serait ridicule, soutenait-il, d’apposer à l’URSS le label d’une nouvelle forme de société de classe à seulement un an ou deux avant qu’elle ne s’effondre sous les coups d’une invasion militaire ou qu’elle ne soit « régénérée » par une révolution ouvrière qui renverserait la bureaucratie.

Essentiellement, Trotsky argumenta qu’il était trop tôt pour réinterpréter la nature de l’URSS. Il affirma que le test pratique des points en discussion, Etat ouvrier dégénéré ou nouvelle forme de société de classe, serait tranché par le destin de l’URSS dans la guerre mondiale.

Plus que cela ! Contre ses propres supporters au sein du SWP américain, qui répondirent d’une façon caractéristique à l’évolution ébauchée par Trotsky dans l’URSS dans la guerre, en s’écriant que l’idée même de soutenir que l’URSS puisse être une nouvelle forme de société de classe était « anti-marxiste », Trotsky soutint qu’une théorie qui postulait que le stalinisme en tant que nouvelle forme de société de classe, «collectivisme bureaucratique », si elle était en accord avec la réalité, était entièrement compatible avec le marxisme. (Encore et encore une fois sur la nature de l’URSS, 18 octobre 1939). Ce n’était pas “anti-marxiste”, contrairement à ce que ses supporters avaient soutenu.

Cannon et ceux qu’il éduquera vont soutenir pendant des décennies que les théories du stalinisme comme Collectivisme bureaucratique, développées par Shachtman et d’autres, étaient “révisionnistes”, “anti-marxistes”, et “contre le programme de la Quatrième Internationale ».

Envers ceux, comme Shachtman, Martin Abern (deux des trois fondateurs du mouvement trotskiste américain, le troisième étant Cannon) et d’autres, qui s’opposèrent politiquement à lui sur la question de l’URSS, tout en partageant sa position théorique que c’était un « Etat ouvrier dégénéré », Trotsky fut plus violent dans sa polémique.

Il dit que les “doutes” admis ouvertement par Shachtman, sur la caractérisation de l’URSS comme “Etat ouvrier dégénéré”, indiquaient une évolution irresponsable de son ancienne position …vers une nouvelle qui était encore, pour l’instant, non développée. Mais il en allait de même pour les « doutes » de Trotsky lui-même, tels qu’il les avait exprimés dans ses spéculations dans l’article l’URSS dans la guerre.

Shachtman décida finalement, en décembre 1940, que l’URSS était une forme distincte de société de classe (voir l’article La Russie est-elle un Etat ouvrier ? dans le recueil Fate of the Russian Revolution). Trotsky était mort alors et ne pouvait pas commenter cette prise de position.

Après la mort de Trotsky, Cannon et ses camarades firent de la position finale de Trotsky sur ces questions un dogme rigide. Trotsky lui-même avait insisté contre les amis de Cannon que pour un marxiste, qui ne soit pas un dogmatiste, toutes ces questions devaient être soumises au test de l’expérience pratique. Cannon, en tant que dirigeant le plus autorisé de la Quatrième Internationale affaiblie, soutint que l’opposition aux vues de Trotsky à la date du 20 août 1940, quand l’assassin aux ordres de Staline le frappa mortellement, était le fait d’un renégat « anti-trotskiste », « révisionniste » et « anti-marxiste ».

Cannon inspira en 1942 la production d’une sélection non représentative et partiale des écrits polémiques de Trotsky sur l’URSS en 1939-40. Ils créèrent un « Trotsky » très différent du vrai Trotsky à la fin. (Essayez de lire les écrits de Trotsky sur l’URSS de 1938, 1939, 1940, y compris ceux repris dans En défense du marxisme, dans un ordre séquentiel. Le Trotsky qui apparaît est très différent du « Trotsky » fourni par Cannon et ses amis pour les trente années suivantes, durant lesquelles les articles de Trotsky autres que ceux repris dans En défense du marxisme, furent inaccessibles en dehors de quelques librairies spécialisées.)

Ils transformèrent leur compte-rendu de la lutte fractionnel de 1939-40 en un mythe qui glorifiait leur propre “Trostkisme orthodoxe” (qui, sur des questions clés, était à l’opposé de Trotsky). Les anges maléfiques « petit-bourgeois » dirigés par Lucifer-Shachtman s’étaient révolté et les légions « orthodoxes » des « meilleurs disciples » de Trotsky les avaient mis en déroute.

Un culte de la personnalité fut bâti autour de Cannon. (Dans l’encart publicitaire reproduit en page 5 de ce numéro de Workers’ Liberty, la triste histoire de la naissance du « Trotskisme Orthodoxe » est comptée par cette illustration. Les trois livres (Histoire du Trotskisme américain de Cannon + La Lutte pour le Parti Prolétarien de Cannon + En défense du Marxisme de Trotsky) sont vendus en un seul lot.)

Cannon était persuadé de faire du mieux qu’il pouvait pour nourrir le “trotskysme”. En fait, il créa un « trotskisme » de secte (4) qui, certes, a préservé certains éléments de politique et de culture marxistes, mais qui devint à moitié aveugle politiquement et stérile sur le plan théorique.

The History of American Trotskyism, comme prélude à l’histoire de la grande lutte fractionnelle de la fin de la vie de Trotsky, racontée par Cannon dans La Lutte Pour un Parti Prolétarien et puis par En Défense du Marxisme, a eu une influence à travers le monde entier partout où il y avait des trotskistes. Ces livres furent utilisés comme sources politiques premières, et Cannon et ses camarades comme des modèles et des sources d’inspiration, par des gens débutants en politique, des gens qui possédaient une bien moindre culture politique que celle de Cannon et de son Trotskisme Orthodoxe.

The Other History of American Trotskyism de Max Shachtman devrait être rendu plus connu aussi, comme élément du travail de refaçonnage d’un « trotskisme » valide pour le 21ème Siècle. Dans leurs écrits, comme dans certains aspects de leurs vies, évalués et assimilés de façon critique, aussi bien Cannon que Shachtman peuvent encore beaucoup contribuer à ce travail.

Sean Matgamna
Source URL:
http://www.workersliberty.org/node/7234

Notes:
1) Ce cliché figure aussi en page de couverture de l’ouvrage Dog Days: James P. Cannon vs. Max Shachtman in the in the Communist League of America, 1931-1933, publié chez Prometheus Research Library.
2) L’Histoire du trotskysme américain, 1928-1938, rapport d’un participant, de James P. Cannon a été publié pour la première fois en français en 2002 par Pathfinder, la maison d’édition liée au SWP américain devenu depuis pro-castriste.

3) L’Urss dans la guerre, 25 septembre 1939, Léon Trotsky Œuvres Tome 22.

4) Nous signalons la difficulté de traduction du terme anglais « sectist » qui ne doit pas être confondu avec « sectarian ». Ce dernier donne sectaire en français, par opposition à unitaire. Tandis que le premier renvoie à la vision du monde, étroite et propre à elle d’une secte.

5) Les textes de Max Shachtman auxquels il est fait référence ici sont disponibles pour partie en langue anglaise sur le chapitre Shachtman des Archives Internet des Marxistes ou dans le chapitre New International de ce même site. Le recueil des textes de Trotsky, En défense du marxisme, fut conçu par Joseph Hansen.

Traduction par http://arg4soc.blogspot.com/

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