Quelques ouvrages sur les aspects complexes de l’islamisme

Submitted by cathy n on 9 January, 2016 - 11:13 Author: Clive Bradley

21 juillet 2005

Des journalistes du Guardian au Socialist Workers Party, la «gauche libérale» (1) a tendance à considérer que l’islam politique moderne incarnerait une réponse automatique des opprimés et des sans réserves du «monde musulman» face à «l’impérialisme», à «l’Occident», et aux inégalités qui règnent à l’échelle internationale. Cette vision simpliste ne correspond pas aux résultats des études détaillées de l’islamisme publiées au cours des dernières années.
Tariq Ali est l’un des défenseurs les plus francs de cette opinion qui fait consensus au sein de la «gauche libérale». Selon lui, la «Résistance» irakienne dominée par les islamistes doit être considérée comme un mouvement de libération nationale. Néanmoins, son livre (Le Choc des intégrismes : Croisades, jihad et modernité, traduit par Sylvette Gleize, Textuel, 2002) brosse un tableau assez sombre de l’histoire de l’islam politique depuis les Frères musulmans en Egypte jusqu’à l’Indonésie et au Pakistan, pays natal de Tariq Ali. Le cadre politique de l’auteur est celui d’un populiste nationaliste – par exemple, dans son récit de la révolution iranienne, il s’intéresse beaucoup plus aux mouvements de guérilla qu’à la classe ouvrière – mais la plupart des détails historiques qu’il donne dans son ouvrage sont précieux.
Mais la meilleure vue d’ensemble de l’islamisme depuis ses origines, des années 1970 à la fin des années 90, est sans doute Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme de Gilles Kepel (Gallimard, 2000, nouvelle édition Folio, 2003).
L’argument central de Kepel est que l’islamisme militant est sur le déclin, après avoir échoué à remporter des victoires significatives depuis que l’URSS a dû quitter l’Afghanistan – il a été battu, en particulier, en Algérie et en Egypte, et n’a pas réussi à transformer la Bosnie ou le Kosovo en une nouvelle terre de jihad. A première vue, cette analyse a été remise en cause par les événements depuis le 11 Septembre 2001. Mais les tendances sous-jacentes qu’il identifie me semblent toujours valables. Dans son livre suivant, Fitna, guerre au cœur de l’islam (Gallimard, 2004) Kepel actualise ses analyses en examinant l’émergence des néo-conservateurs, l’échec de la stratégie américaine de «nation building (2)» en Irak, et le contexte des discussions autour du voile en France. (...).

En raison de l’attention considérable qu’il accorde aux faits et de la fiabilité de ses jugements, je vous recommande de lire en priorité les livres de Kepel.

Al-Qaïda : La véritable histoire de l’islam radical (traduit par L. Bury, La Découverte, 2005) de Jason Burke, journaliste à l’Observer, est également riche en détails et retrace l’évolution du plus extrémiste des groupes islamistes. Burke a passé du temps avec des «moudjahidines» en Afghanistan et au Pakistan; son livre est plus journalistique que celui de Kepel. Le principal argument de Burke est que «al-Qaïda» n’est pas un seul groupe. Il existe un petit organisme central autour de Ben Laden; ensuite on trouve un réseau plus large de militants islamistes sunnites influencés par Ben Laden; et enfin il y a des milieux beaucoup plus vastes qui éprouvent de la sympathie pour cette philosophie islamiste profondément conservatrice. En mélangeant les trois cibles, la «guerre contre le terrorisme» crée des problèmes plutôt que de les résoudre.

Le livre de Malise Ruthven, A Fury for God (Granta, 2002), décrit très bien le parcours des individus impliqués dans les attaques du 11 septembre 2001 et leur contexte idéologique. L’auteur examine en particulier les mouvements islamistes radicaux qui se sont développés en Egypte dans les années 1970, en s’inspirant du théoricien des Frères musulmans Sayid Qutb, exécuté par Nasser en 1966.

C’est l’un de ces groupes qui assassina le président égyptien Anouar el-Sadate en 1981; ce milieu a continué à fournir des militants qui ont joué un rôle clé dans le jihad en Afghanistan dans les années 1980, y compris Ayman al-Zawahiri, le «bras droit» d’Oussama ben Laden – en fait, le principal théoricien d’al-Qaïda. La façon dont Ruthven analyse les idées de Qutb est subtile ; il avait développé la même analyse en la plaçant au sein d’un cadre historique plus large dans un ouvrage antérieur Islam in the World (Penguin, 1984).

Dans le livre de Paul Berman Les habits neufs de la terreur (Hachette Littérature, 2004), on trouve également une très bonne analyse de Qutb, dont l’influence sur la génération actuelle des militants islamistes ne doit pas être surestimée pour autant. Cet ouvrage est un plaidoyer en faveur des récentes guerres en Afghanistan et en Irak dans une perspective de... «gauche». Mais son analyse de Qutb tient quand même la route. Il souligne, à juste titre, que, pour comprendre comment l’islamisme a réussi à croître, et à recruter des jeunes hommes instruits, en particulier, dans le monde musulman – de jeunes hommes qui, une génération plus tôt, auraient pu rejoindre les partis communistes ou les mouvements de guérilla radicaux, nationalistes et laïques – il faut prendre les islamistes au sérieux, comme un courant intellectuel. Les groupes de militants salafistes-jihadistes, en Egypte, en Algérie et ailleurs, et maintenant dans une certaine mesure au moins en Irak, n’ont pas réussi à recruter par hasard: ils sont impliqués dans une opération politique sophistiquée.

Une étude un peu plus ancienne (1992) reste extrêmement utile : L’échec de l’islam politique (réédite en Points Seuil, 2015 avec une postface inédite), d’Olivier Roy. Comme Kepel, Roy considère que le projet islamiste est en train de reculer. Il introduit une distinction intéressante entre les islamistes qui rejettent simplement la modernité, et ceux qui, en fait, l’acceptent. En Irak aujourd’hui, par exemple, un groupe comme le Parti Dawa – créé dans les années 1950 – est intrinsèquement «moderniste», structuré comme un parti politique, doté d’un programme visant à la construction d’un Etat national (quoique avec une constitution islamique...). Il s’agit d’une formation très différente, par exemple, des talibans en Afghanistan, qui était profondément passéiste à tous égards. Roy examine l’interaction complexe entre ces différents types de mouvements.

(Incidemment, la meilleure description des mouvements islamistes en Irak est certainement The Shi’ite Movement in Iraq de Faleh A Jabar, éditions Saqi 2003. Cet ouvrage offre une source inestimable d’informations sur les partis politiques chiites actuellement actifs en Irak – Dawa, CSRII, etc – mais aussi sur la hiérarchie cléricale autour de l’ayatollah Sistani).
On pourra aussi lire une étude intéressante – et brève – qui expose un point de vue néo-conservateur : The Islamic Paradox: Shiite Clerics, Sunni Fundamentalists, and the Coming of Arab Democracy (AEI Press 2004). Son auteur, Reuel Marc Gerecht, collabore au Weekly Standard de William Kristol. Selon lui, les pressions démocratiques exercées sur les élites musulmanes elles-mêmes sont telles que la démocratie de style occidental fleurira dans le Moyen-Orient à relativement court terme. C’est pourquoi, d’après lui, il serait contre-productif de soutenir des «modérés». Son analyse est fort peu convaincante, et son optimisme ne correspond pas du tout aux événements récents.

Ce qui ressort de tous ces livres est l’image d’un mouvement complexe – ou plutôt de mouvements complexes – qui défendent des idées et des programmes politiques spécifiques – pour un Etat islamique, pour le retour à un «âge d’or» s’inspirant de l’exemple de Mahomet, etc. Ce sont des mouvements qui ont cru, décliné, et repris de nouvelles forces en concurrence avec les autres: ils ne représentent pas une simple réaction réflexe contre «l’impérialisme», «l’Occident», la mondialisation ou d’autres pressions externes.

Certains sont plus réactionnaires que d’autres: les groupes les plus violents, dogmatiques sur le plan religieux et anti-occidentaux, comme al-Qaïda, sont les plus réactionnaires. Mais chacun d’entre eux doit être combattu. Mieux les connaître peut nous aider à construire la solidarité nécessaire avec les mouvements ouvriers, démocratiques, laïques, féministes et socialistes qui incarnent le véritable espoir pour l’avenir du «monde musulman».

(1) Je n’ai malheureusement pas trouvé d’équivalent français, mais liberal left ne désigne pas du tout les courants de la gauche favorables au «néolibéralisme». C’est une gauche tiersmondiste et altermondialiste, genre Monde diplomatique ! Et aussi une gauche «kitsch» ou «invertébrée» (sans principes politiques solides) pour reprendre le vocabulaire polémique de l’AWL (NdT).

(2) Plutôt que de «construction d’une nation», il s’agit plutôt d’un projet qui prétend (re)construire un Etat démocratique, en s’appuyant sur l’intervention militaire d’une ou de plusieurs puissances étrangères dans un pays donné. Objectifs officiels : 1) renverser un dictateur mal vu de la communauté internationale ou mettre fin à une guerre civile qui gêne les intérêts économiques ou géopolitiques des grandes puissances ; 2) rétablir l’ordre (quitte à semer le désordre) ; 3) s’appuyer sur la société civile locale (voire la créer ex nihilo !!!) 4) développer l’économie pour amener la prospérité... En bref, une imposture idéologique et un désastre pour les populations concernées (NdT).

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